jeudi 30 août 2007

Errare humanum est, perseverare diabolicum ...

Tribune libre - Article paru
le 30 novembre 2004

La chronique de Cynthia Fleury

Errare humanum est, perseverare diabolicum (1)

Quel difficile et passionnant sujet auquel s’est attaqué Christian Morel (2) : comprendre les décisions absurdes, leurs mécanismes et l’étrangeté qu’elles représentent pour l’entendement humain. « Comment des hommes intelligents, en possession de tous leurs moyens, ont-ils pu prendre des décisions qui vont à ce point contre ce qu’ils cherchaient à atteindre, et persévérer dans ce sens ? » Vous admettrez que le défi intellectuel n’est pas simple. Pour l’auteur, l’analyse de la décision absurde demande autant d’application et de vigilance que l’observation d’une éclipse du soleil : l’absurdité permet d’observer ce qu’est un comportement cognitif exceptionnel, comme l’éclipse permet d’observer ce qu’est la couronne du Soleil.

Pour définir ce qu’est une décision absurde, l’auteur s’en remet au mythe de Sisyphe, sur lequel Albert Camus écrit : « C’est absurde veut dire c’est impossible, mais aussi c’est contradictoire. Si je vois un homme attaquer à l’arme blanche un groupe de mitrailleuses, je jugerai que son acte est absurde. Mais il n’est tel qu’en vertu de la disproportion qui existe entre son intention et la réalité qui l’attend, de la contradiction que je puis saisir entre ses forces réelles et le but qu’il se propose. […] Il y a des mariages absurdes, des défis, des rancoeurs, des silences, des guerres et aussi des pays. »

En fait, il est important de rappeler qu’il n’y a « décision absurde » que par rapport à une « rationalité de référence ».

Des choses peuvent nous paraître absurdes aujourd’hui alors qu’elles ne l’étaient pas dans un contexte géo-historique différent. Pour preuve, la distinction que l’auteur fait entre deux « décisions » qui nous apparaissent absurdes alors qu’une seule d’entre elles l’est : n’est pas absurde l’organisation de processions lors des épidémies de peste en 589-590 par le pape Grégoire, alors même qu’on sait que ce genre de regroupements ne peut que favoriser l’extension de l’épidémie. En revanche est totalement absurde l’entêtement pharaonique à entasser des trésors dans les pyramides (nécessaires pour entrer dans la vie éternelle) alors même que cela entraîne le pillage systématique des tombes (qui voue les pharaons à la mort éternelle) !

Autre type de décisions absurdes, plus proches de nous, les « décisions médiocres » : qui d’entre nous n’a pas fait l’expérience du « matelas tombé sur l’autoroute à l’insu du chauffeur de camion qui le transportait » et qui préfère inlassablement le « contourner » plutôt que de « s’arrêter à la borne téléphonique pour prévenir les services de l’autoroute », et ce jusqu’à ce qu’un accident survienne ? Résultat : un nombre incalculable d’accidents causés par des décisions médiocres.

L’auteur poursuit en rappelant qu’une décision absurde naît fréquemment de la difficulté de raisonner sur deux priorités à la fois. Cela peut conduire certains à effacer complètement l’une d’entre elles.

Autre effet pervers à souligner, celui des réunions à forte participation « démocratique » : plus les individus sont appelés à s’exprimer librement, plus ils produisent des décisions sans intérêt ; rien de plus logique vu que toutes les idées exprimées sont placées au même niveau et ne permettent pas de faire émerger les points importants.

N’oublions pas également les conséquences néfastes du fait de « taire son désaccord ». Dans une assemblée, on a tendance à croire que si quelqu’un a déjà exprimé son désaccord, il est alors inutile de l’exprimer à son tour - qui plus est lorsqu’on a peur de mettre à mal la cohésion du groupe. Pourtant, il apparaît que le « problème » n’est pleinement reconnu qu’à la condition où « plusieurs » intervenants (et non pas un seul) manifestent leur désaccord. Le danger du silence, c’est qu’il entraîne « l’illusion de l’unanimité ».

La sociologie de la décision pointe encore deux phénomènes très spécifiques : on a souvent mis le doigt sur l’importance de la « non-décision, de la passivité, de la paralysie », mais « l’organisation bloquée occulte un autre phénomène, celui des organisations agitées », et tout aussi productif de décisions absurdes. Enfin, on opte pour une décision absurde parce qu’on oublie souvent l’objectif premier de son action et qu’on privilégie « l’action pour l’action » : c’est l’étonnant syndrome du pont de la rivière Kwaï dans lequel un officier est amené à pousser son héroïsme jusqu’à l’absurde. Néanmoins, quiconque connaît l’histoire sait à quel point l’absurde peut parfois sauver la santé mentale d’un homme.

(1) « L’erreur est humaine ; persévérer dans l’erreur est diabolique. »

(2) Les Décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Gallimard, 2004.

source : L'Humanité

1 commentaire:

Anonyme a dit…

A lire les commentaires sur le livre sur amazon, j'ai vraiment l'impression d'être au boulot ;-)

"3) une perte radicale du sens : on accorde alors plus d'importance au moyen qu'au but, ce qui est soit dit en passant, une des définitions classiques de la sottise en philosophie. "